Compte Rendu de l’atelier de fabrication d’émulsion de novembre 2014

Voici un bref compte-rendu de l’atelier de fabrication d’émulsion artisanale qui s’est tenu à L’Abominable du 3 au 5 novembre 2014, sous la direction de Robert Schaller du Handmade Film Institute accompagné de Kevin Rice de Process Reversal. L’atelier faisait suite au séminaire Maddox (voir la vidéo), également organisé par l’Abominable.

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Au cours de cet atelier, nous avons passé en revue un certain nombre de théories et de pratiques nécessaires à la fabrication d’émulsions photographiques, dans le but de réaliser deux recettes : la première recette, « Unwashed », est extrêmement simple et a été réalisé en une demi-journée ; la seconde, « Alex+Guillaume Reboot », a nécessité une journée complète de travail. Ces émulsions ont par la suite été couchées sur un support acétate préalablement « lavé », avant d’être utilisées pour des prises de vue en extérieur jour, à l’aide d’une Bolex.

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Dictionnaire anglais-français

Coating = Coucher l’émulsion

Bleach = Blanchiment (et par extension, le produit pour faire le blanchiment)

Ripening = Maturation

Conseils Pratiques

Bien respecter l’ordre d’incorporation de la recette

NB : Le nitrate d’argent est très corrosif et reste plusieurs semaines sur les mains : il faut mettre des gants et utiliser des cuillères pour le manipuler.

Choix des récipients

Dans l’ordre de préférence : En acier inoxidable (stainless steel) comme pour les cuves de développement photo ; récipients en verre ; gobelet plastique.

Recyclage du support

Le recyclage consiste à enlever les sels d’argent qui restaient sur la pellicule si celle-ci n’a pas été développée, pour cela on fixe l’émulsion avec un fixateur de préférence non tannant si possible. Ensuite afin de retirer l’argent “noir” provenant d’une image, du vieillissement, d’un voile ou de l’image latente, la pellicule doit subir un bain de blanchiment (R9 ou R10) suivi d’une clarification (CB9 ou CB10). Si vous utilisez un bain de blanchiment pour la couleur qui transforme l’argent “noir” en sels d’argent sensible, il faut dans ce cas là, la fixer à la fin. Recycler un support, permet de conserver la gélatine de la précédente émulsion afin de s’en servir de « substratum » qui aidera la nouvelle émulsion à mieux adhérer au film. L’emploi de l’eau de Javel ne supprime pas l’argent ou indirectement en détruisant toute l’ancienne émulsion mais le support devra être “subtraté” à nouveau pour garantir une adhérence.

 

Recette n°1 : « Unwashed »

http://handmadefilm.org/resources/technicalResources/processes/emulsionMaking/silverGelatin/silverGelatinEmulsion.html

Déroulement

ATTENTION : il est vivement recommandé de rincer tous les ustensiles (récipients, touillettes, etc.) à l’eau déminéralisée, afin de ne pas risquer une contamination imprévisible.

 

Première étape, en lumière normal : préparer deux solutions (A et B)

Solution A

Gélatine alimentaire1 (par ex. Knox), achetée au supermarché

10g

Bromure de potassium (KBr)

8g

Eau distillée

62,5 ml

Ajouter la gélatine à l’eau. Dans un bain-marie, faite monter la température à 50°C. Ajouter le bromure de potassium et agiter de manière continue jusqu’à ce que les deux ingrédients soient dissouts dans la solution

Solution B

Nitrate d’argent (AgNO3)

10g

Eau distillée

62,5 ml

Dissoudre le nitrate d’argent dans l’eau distillée en agitant constamment, porter la solution à 40°C

 

Deuxième étape, en lumière rouge ou en lumière sodium : la précipitation

On va ajouter B à A très doucement (60 min) : pour ce faire, on va mettre une première moitié de B dans A pendant 1 min, mélanger pendant 30 sec, puis ajouter la seconde moitié de B à hauteur de 1,5ml/30 sec. Afin de pouvoir distiller de si petites quantités sur un temps relativement long, nous avons utilisé des seringues.

Pourquoi lentement, et pourquoi chaud ? Pour avoir des grains plus sensibles (cf. Cinétique chimique)

Ce qui nous donne :

KBr + AgNO3 = AgBr + K+ + NO3

AgBr est le précipité photosensible.

et K+ + NO3 sont des « déchets » que l’on va garder pour cette recette. On s’occupera du lavage pour la seconde émulsion.

 

Troisième étape, toujours en lumière de sécurité : coucher la pellicule.

Il existe de nombreux moyens de coucher la pellicule : le doigt, le pinceau, un dispositif spécialement conçu pour cela. Ici, on va utiliser la MiniMadBox (photo ou dessin) qui est un dispositif où la pellicule est plongée dans un récipient plein d’émulsion, puis racler à l’aide d’une gomme afin d’enlever l’émulsion côté support.

En amont, nous avons préparé et « lavé » 30m de pellicule déjà exposée (support acétate) en la laissant infuser une bonne demi-heure dans du R9 (bleach d’inversible noir et blanc).

NB : On utilise plutôt du bleach que de la simple Javel, car il ne faut pas se débarrasser de toute l’émulsion pré-existante. En effet, il est intéressant de garder la fine couche du substratum qui est couché par les fabricants de pellicule avant même la couche sensible afin d’aider notre gélatine à se fixer au support. Si on essayait d’étaler l’émulsion sur une base acétate non préparée (comme de l’amorce par exemple), elle adhérerait moins bien.

Une fois l’émulsion couchée, il faut la laisser sécher. Afin d’éviter des craquellements ou des décollements, on laisse sécher l’émulsion à l’air libre, dans le noir, pendant une nuit.

 

Quatrième étape : le tournage et le développement

Le lendemain, nous sommes partis tourner quelques plans à l’extérieur, juste devant L’Abominable. Il faisait gris le matin, mais le ciel s’est dégagé l’après-midi : comme nous n’avions pas développé ce que nous avions tourné le matin, nous avons rembobiné les trente mètres et fait une seconde exposition en plein soleil !

Nous avons développé dans du D97. Nous avons pris soin d’agiter très doucement, d’utiliser des chimies et de l’eau de rinçage à 20°C ou moins, afin de ne pas courir le risque de décoller l’émulsion artisanale du support.

Toujours afin d’éviter les craquellements, nous avons faits sécher la pellicule à l’air libre. Une fois sèche, on l’a passée dans un compteur d’image afin de déboucher les perforations qui étaient remplies d’émulsion : l’opération est délicate, et il faut parfois plusieurs passages attentionnés pour ne pas faire de nouvelles perforations.

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Analyse des résultats

Présence de peppering2, faible sensibilité, faible contraste.

 

Recette n°2 : « Alex+Guillaume Reboot Emulsion »

Cette recette a été fortement inspirée par celle qu’Alex McKenzie et Guillaume Ferry ont mis au point pendant le séminaire Maddox. Une grande différence avec la recette n°1 tient à ce que l’on va créer des cristaux mixtes d’AgBr et d’AgI, qui sont réputés plus sensibles à la lumière.3 L’autre différence, c’est bien évidemment l’étape du lavage, qui va nous permettre, entre autre, préparer la seconde maturation, la maturation chimique à l’origine de l’accroissement de sensibilité.  La version présentée ici a été adaptée suivant l’humeur (et la rigueur) du jour !

Déroulement

ATTENTION : il est vivement recommandé de rincer tous les ustensiles (récipients, touillettes, etc.) à l’eau distillée, afin de ne pas risquer une contamination imprévisible.

 

Première étape, en lumière normale : préparer trois solutions (A, B et C)

Solution A

Bromure de potassium (KBr)

16g

Gélatine photographique (inerte)

5g

Eau distillée

36ml

Ajouter la gélatine à l’eau. Dans un bain-marie, faite monter la température à 50°C. À côté, on prépare une solution d’Iodure de potassium (15%) :

Iodure de potassium (KI)

1,5g

Eau distillée

10ml

On prend 4ml de cette solution d’Iodure de potassium (15%) pour l’ajouter au reste de la solution et on fait monter la température du tout à 70°C.

Solution B

Nitrate d’argent (AgNO3)

16g

Eau distillée

126ml

Dissoudre le nitrate d’argent dans l’eau distillée en agitant constamment, porter la solution à 70°C

Solution C

Gélatine Photographique (inerte)

13g

Eau minérale

34ml

Mélanger et porter à environ 45°C

 

Deuxième étape, en lumière de sécurité : la précipitation et l’émulsification

On va ajouter B à A très doucement (60 min) : pour ce faire, on va mettre une première moitié de B dans A pendant 2 min, mélanger pendant 10sec, puis ajouter la seconde moitié de B à hauteur de 1,5ml/30sec. Puis, on éteint le bain-marie, et on continue à mélanger pendant 30min, puis on ajoute C en touillant. (Afin de pouvoir distiller de si petites quantités sur un temps relativement long, nous avons utilisé des seringues.) Une fois que toutes les solutions ont été dissoutes, on place l’émulsion au frigo (~ 4°C).

Ce qui nous donne :

Kbr + KI + AgNO3 = AgBr + AgI + K+ + NO3

AgBr et AgI sont les précipités photosensibles.

et K+ + NO3 sont des « déchets » dont on va se débarrasser pendant l’étape du lavage.

 

Troisième étape, en lumière de sécurité : le lavage

Cette étape va permettre de se débarrasser  de l’excès de bromure de potassium essentiel dans la première maturation “physique” pour l’accroissement des grains mais fortement retardateur pour le gain de sensibilité dans la maturation “chimique” qui suivra,  ainsi que de quelques « déchets ».

Une fois que l’émulsion est refroidie, on la découpe en petits carrés de 2mm2, à l’aide d’un couteau en plastique ou en inox (= acier inoxydable ou stainless steel), puis on la rince à l’eau froide, voire glaciale (ne pas dépasser les 4°C). Dans notre cas, nous avons mis les petits carrés d’émulsion au fond d’une cuve Lomo, puis nous avons placé une mousseline par-dessus et refermé la cuve Lomo. L’arrivée de l’eau froide se faisait par le tuyau d’évacuation de la cuve (et l’évacuation se faisait par la mousseline et par le haut du réservoir), tuyau prolongé par un autre tuyau qui servait de radiateur dans une bassine remplie de glaçon (afin d’avoir une eau de rinçage la plus froide possible) était relié au robinet d’eau normale (et non distillée).

 

Quatrième étape, en lumière de sécurité : la maturation

Cette phase de maturation chimique ou refonte à pour objectif la formation des germes de sensibilité à la surface des grains d’halogénure d’argent. Le gain de sensibilité dépend dans cette étape du temps, de la température et de l’ajout de sensibilisateurs tel que le soufre qui est naturellement présent dans la gélatine mais qui doit être compenser selon les origines de la gélatine pour atteindre un optimum.

Pour ce faire, on a calculé la quantité de souffre dont nous avions besoin, en sachant que nous en avions sous la forme de thiosulfate de potassium pentahydrate : Na2S203•5H2O. (cf. rappel sur les mol pour la méthode de calcul).4

D’après des résultats empiriques de Robert Schaller, nous savons que la bonne quantité de souffre se situe autour de 1,5849.10-3 mol de souffre pour une mol d’argent. Au-delà, il semble que l’ajout de plus de souffre soit contre-productif.

En pratique, le poids de thiosulfate de potassium pentahydrate nécessaire est si petit (0,01853g) qu’il est impossible à mesurer avec nos balances. Nous avons donc fait une solution « en pourcentage », c’est-à-dire que nous avons pris 1ml d’une solution où l’on a mélangé 1,853g de Na2S203•5H2O à 100ml d’eau déminéralisée.

Puis, nous avons réchauffé l’émulsion (à 55°C), ajouté le thiosulfate de potassium, et laissé l’émulsion à cette température pendant une heure, en touillant occasionnellement (toutes les quinze minutes environs).

 

Cinquième étape, toujours en lumière de sécurité : coucher la pellicule.

De même que pour la première émulsion, nous avons couché la pellicule à l’aide de la MiniMadBox et nous avons fait sécher toute la nuit.

 

Sixième étape : le tournage et le développement

Le lendemain, nous avons tourné quelques secondes d’une nature morte de palette exposée en plein soleil en faisant varier le diaphragme (bracketing, ou « prise de vue en fourchette » en québécois) et avons développé ce petit test. Le résultat fût si encourageant, que nous avons pris la peine de filmer un second test (à nouveau en « fourchette »), en filmant un visage, un gris neutre et une charte de couleur. La cellule nous donnait, pour une sensibilité estimée5 à 10 ASA, une valeur d’exposition de 5,6½.

 

Analyse des résultats

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NB : la peau semble sombre, mais il ne faut pas oublier que cette émulsion est orthochromatique (sensible uniquement au bleu), et donc il faut se concentrer sur le gris neutre pour juger de l’exposition de l’image.

Les résultats de ces deux tests semblent confirmer que la sensibilité de cette deuxième émulsion est autour de 10 ASA.

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Par rapport au contraste, on a pu relever les mesures suivantes :

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Nous avons développé dans du  D97 également, en prenant toujours soin d’agiter très doucement, d’utiliser des chimies et de l’eau de rinçage à 20°C ou moins, afin de ne pas courir le risque de décoller l’émulsion artisanale du support.

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Notes

1. Il semble que la meilleure gélatine pour la photochimie à ce jour reste la gélatine animale : des tests ont été fait avec des gélatines d’origines végétales, comme l’agar-agar, et l’émulsion ne tient pas sur le support.

2. Le peppering est la formation, dans l’émulsion, de petits points dont le développement n’est pas dû à l’exposition. C’est une anomalie dans la formation des cristaux de l’émulsion. On peut s’en débarrasser, mais cela demande de modifier la recette en faisant très attention. L’ammonium a été utilisé pour réduire le phénomène, bien que les recherches récentes de Robert Schaller dans ce sens ne semblent avoir rien donnant de concluant. (D’après traduction d’une précision de Robert Schaller : «  Peppering » is the formation of developable sites in the emulsion that are not caused by exposure. It is an anomaly in the formation of the crystals in the emulsion. It can be gotten rid of, but to do so requires carefully modifying the recipe. Ammonia was used in many emulsions to eliminate peppering, but I haven’t had much luck with it. It’s not easy to get rid of by any means I know yet.)

3. G.F. Duffin, Photographic Emulsion Chemistry, Focal Press, London & NY, 1966, p. 25

4. On pourrait à la rigueur utiliser du souffre conditionné sous une autre forme, mais l’avantage du thiosulfate est de rendre disponible le souffre pour les cristaux d’argent. cf. G.F. Duffin, op. cit., pp. 84 et sq.

5. L’estimation, empirique, se basait sur le premier test (la nature morte) qui avait donné le résultat le plus cohérent avec le diaphragme ouvert à 5,6. De retour sur le décor de la nature morte, à l’aide d’une cellule, nous avons cherché quelle sensibilité correspondait à une ouverture de 5,6 @ 32i/s (soit : 24i/s – 1/3ø dû au prisme de la Bolex). Résultat : 10 ASA.

 

Récit et photos: Maxime Fuhrer.