L’argentique à l’heure du numérique ?

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L’argentique à l’heure du numérique ?
  (2013)

Comme cela ne plaisait pas beaucoup au roi que son fils abandonne les sentiers battus et s’en aille par les chemins de traverse se faire par lui-même un jugement sur le monde, il lui offrit une voiture et un cheval. « Maintenant, tu n’as plus besoin d’aller à pied », telles furent ses paroles. « Maintenant, je t’interdis d’aller à pied », tel était leur sens. « Maintenant, tu ne peux plus aller à pied », tel fut leur effet.

« Rien ne discrédite plus promptement un homme que de critiquer les machines. »  Dès les premières pages de l’analyse de la toute puissance de la technique qu’est L’Obsolescence de l’homme (1956), Günther Anders prend les devants : mettre en question ce qui s’apparente au progrès technique prend immédiatement le risque de la disqualification, si ce n’est de l’accusation de réaction.*

La France est aux avant-postes du remplacement des projecteurs 35mm par du matériel de projection numérique. En deux ans, grâce à des subventions massives de l’État,** 95% des écrans des salles de cinéma ont vu arriver face à eux un projecteur numérique. Or si les projecteurs de cinéma avaient l’élégance d’être fins et élancés, ménageant autant que possible de la place pour leur collègues, les projecteurs numériques, fort gras, ont poussé tout le monde vers la sortie, c’est-à-dire la benne à ordures. (Les projecteurs numériques étant silencieux, on aurait pu songer à les installer en dehors des cabines de projection, mais : « La destruction est un élément inhérent à la production », Günther Anders, encore.)

Si l’on excepte les annonces triomphales de ceux qui ont mis en œuvre ce programme, couplé à l’éloge d’une grande part de la critique cinématographique, ce basculement s’est fait dans un relatif silence : à quoi bon discuter ce qui est à chaque fois présenté comme inéluctable ?

Il y a certes eu des échos de l’installation à marche forcée de tout le réseau de salles : réglages faits à la va-vite et plus fondamentalement, perte de contrôle à peu près totale des opérateurs-projectionnistes, interdits d’intervenir sur le matériel mis en place (quand ils n’ont pas été remerciés ou bien affectés à d’autres tâches) et dépendance envers une poignée de fabricants de matériel et d’installateurs agréés.

Mais les implications du basculement n’ont pas été pensées. Ou plutôt, on a ainsi formidablement facilité le flux du cinéma le plus commercial, en négligeant toutes les marges.

Certains ont cependant pu espérer que le numérique allait faciliter l’accès des salles aux œuvres des cinéastes « indépendants » : cela reste à prouver, d’autant que ces nouveaux outils offrent spontanément des facilités de contrôle accrues pour les distributeurs qui, enjeu supplémentaire, co-financent également le matériel de projection.

Les programmateurs indépendants qui eux utilisent occasionnellement les salles du cinéma commercial (festivals, associations, etc.), voient leurs contraintes techniques empirer : impossibilité de programmer des films en 35mm et réglages catastrophiques des projecteurs numériques pour les formats autres que le DCP, ce qui les oblige souvent à apporter leur propre vidéo-projecteur pour obtenir une qualité de projection correcte !

Pendant ce temps, l’accès aux copies devient problématique : les archives du monde entier, publiques ou privées, sont désormais réticentes à faire circuler les copies films. Ainsi, l’histoire du cinéma est mise sous cloche. Certes dans les pays riches, les ayants-droits les mieux lotis produisent des numérisations au standard du cinéma numérique, parfois avec le soutien de l’Etat, mais en dehors de cet écrémage, c’est « dévédé pour tous » et une fantastique régression des conditions de projection.

La plupart des Cinémathèques, se détournant du rôle historique qu’elles ont eu en extrayant les films du flux commercial pour leur porter une attention digne d’une forme d’art, abandonnent sans rechigner l’idée qu’il faudrait montrer les films sur le support historique du cinéma. Bien peu d’entre elles pensent qu’un « musée du cinéma » digne de ce nom, se doit de montrer les œuvres telles qu’elles ont été produites et diffusées au moment de leur création — pas des fac-similés au goût du jour.

Et bien entendu, personne ne parle de maintenir ouverte la possibilité, pour les cinéastes qui le souhaitent, de pouvoir continuer à créer sur les supports argentiques du cinéma. Ce serait là forcément une démarche nostalgique — bien que chacun convienne que la parenthèse historique qui se referme, où était disponible une multiplicité de supports, autorisait toutes sortes d’expérimentations. Sans parler des industries techniques qui se retrouvent laminées par cet état de fait : rien de nouveau sous le soleil du capitalisme, n’est-ce pas ?

Mais cessons là le lamento. Il n’y a pas lieu par exemple d’être nostalgique du fonctionnement ultra-hiérarchisé et élitiste des productions professionnelles en 35mm ; ni de mythifier certaines techniques par rapport à d’autres. Il nous faut voir les pratiques que les techniques disponibles, ici et maintenant, induisent ou rendent possible, le rapport aux machines qu’elles entraînent, la logique et l’économie dans lesquelles elles s’inscrivent.

Maintenant que l’autoroute du cinéma numérique a été bâtie, il nous faut inventer de nouveaux chemins de traverse.

Texte écrit et publié en mars 2013 à l’occasion de l’invitation faite à L’Abominable
par Cinéma du Réel d’animer une discussion sur ce sujet.

* Voir à ce propos le texte des « 451 » à propos de la numérisation en cours dans le secteur du livre et les réactions qu’il a suscité : http://les451.noblogs.org/

**47 000 euros par écran en moyenne rien que pour le soutien du CNC, auquel s’ajoute celui des collectivités locales, parfois très important.