L’Abominable, horizons premiers

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L’Abominable, horizons premiers (2001-2008)
par Martine Rousset

Asnières 2005, derrière la gare, une ancienne fabrique au sombre sous sol discret, quelques caves dostoievskiennes compliquées, âprement gagnées sur la ville,
s’y activaient quelques démons inventeurs, ingénieurs et poètes, une constellation improbable,
de provenances diversement précises, œuvrant à la création d’un laboratoire cinématographique d’artistes.
faire le film soi même était le but — il fallait trouver les machines, apprendre à les faire marcher, s’apprendre les uns aux autres, et que ca coûte rien ou presque rien — rien que ça.
Il y fallait une ingénierie d’enfer et des muscles d’acier,
transporter, installer, régler, usiner, turbiner pour que s’ouvre l’outil.

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d’abord, les machines dévoilées, très précisément, optiques, mécaniques et chimies ,
palettes déployées en toute amplitude,
comment les machines et les mains se parlent,
en même temps, qu’est-ce qu’on fait avec, certains cherchaient l’or des mosaïques byzantines,
l’autre la noire mémoire des soviets, une autre encore les âpres montagnes du Kurdistan…
les machines tombaient en rade, on les réparait, et on recommençait , on ne savait pas tout.
on ne savait pas tout, la belle piste sauvage de toute création.
il fallait devenir l’âpre ouvrier de son film, arpenteur infatigable, toujours au four et au moulin bien entendu…
il fallait préparer les chimies, à manger pour midi,
lire Fernand Deligny, tout en pensant à Walter Benjamin,
descendre une développeuse à la cave…

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tous les possibles de l’outil allaient s’expérimentant, la main travaillant par delà les manipulations industrielles de très étroits standards,
le possible de :
déjouer les règles, moduler, transgresser, étudier, dépasser, inventer, déverrouiller,
le génie du lieu, portait à aller y voir, comment ça marche, d’aller y voir du jamais vu,
avec la plus grande détermination,
plutôt que de s’efforcer à étiqueter l’entreprise, d’emblée, a priori, à toute force, etc.
ne jamais rabattre l’ inconnu sur le connu, disait le professeur de français au lycée, oui oui ! on ne l’a pas oublié…
parti était pris d’aller y voir comment ça existait vraiment cette invention, les processus, les déclinaisons et conjugaisons, les accords et désaccords, les règles et les dérèglements , tout.
les techniciens des laboratoires industriels savaient des choses, certains, mais ces connaissances étaient intimes, personnelles, solitaires, inutiles, silencieuses, ça faisait le métier, mais ça n’était d’aucun intérêt le métier.

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on avait bien vu qu’il y avait du jamais vu, qu’était appliquée obscurément
une seule idée indigente, la camera est un œil, une infime fonction mécanique, 24 images par seconde pour faire pareil, une élémentaire procédé chimique pour bien représenter et, ce qui va avec tout ça : l’exploitation des machines en leur plus vulgaire fonction,
l’exploitation du cinématographe en sa plus mercantile destinée,
la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle qui parle aux yeux disait Walter.
on touchait à cela,
on avait bien vu, filmant, qu’elle allait voir là où le regard se porte sans y voir,
à nous les pistes inconfortables et aventureuses du jamais vu, à la cave et froid de canard ! obscurité et masques à gaz,
blouses grises, odeurs bizarres des chimies inédites, déjouons-les ! un peu plus chauds, un peu plus froids les bains, et on a le doré, modulons les proportions,
puis à la soute !
la matipo vrombit, une petite pensée émue pour le Potemkine , à la mine !
la nature prolétaire du cinématographe s’enracine a la mano, négatives et positives, disait elle.

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la gamme ouvre ses commas, pas à pas, un jour après l’autre,
photogramme par photogramme quasiment,
s ‘établissent les gestes premiers qui évidemment ne le sont plus,
inventaire : embobiner, révéler, rincer, fixer, blanchir, rincer, sécher,
le figuré, par glissement cède la place au réel de l’empreinte,
quelque chose passé par là, n’est plus là,
laisse le récit latent de sa marque et de sa trace,
quelque chose, par les mains révélé, est à lire.

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cette histoire d’empreinte occupait les esprits, s’inscrivait dans le noir de la cave, dans les ténèbres des bains, on touchait la pellicule ,fermant les yeux pour mieux y voir,
se préparait l’arrivée, l’émergence, la tangible apparition, venue de cette étrange photosynthèse, cheminant de lumière à ténèbres, de l’optique au tactile, se concoctait des procédés chimiques inédits, pour que naisse une image,
un document, venu de l’eau, des dissolutions, des rinçages, des fixages,
un document alluvionnaire, sédimenté, stratifié, un gisement archéologique
une image-gisement, où se tramait une charnelle visibilité
une image-minerai, œuvre des temps, ceux qu’on connaît et ceux qu’on ne connaît pas,
ceux de nos mains ouvrières et de nos yeux inconscients,
ceux où s’imbriquent mémoire et histoire en cette inscription radicale,
une image que l’on avait jamais vu avec les yeux, jamais,
que l’on finissait par entendre, reconnaître, nous parvenant en un écho lointain.
il y fallait du temps vague pour cela, attendre.
l’image naviguait dans le palimpseste des temps mémoriels de la matière,
circulait en nos cellules par des chemins inconnus,
que voit -on de la main apposée que l’on ne voit pas regardant la main ?
l’ancrage de sa présence, sa mémoire vive, la terre ferme de son histoire,
l’empreinte dévoilée, dégagée de main d’homme ouvrait les matérialité des temps,
l’extraordinaire et indéniable récit silencieux, obscur,
on en percevait le souffle indistinct
les bruissements profonds.

on ne retrouvait pas quelque origine perdue, on trouvait l’horizon, ce qui ne l’avait pas été, le passage du réel dans les racines du langage, ces choses planquées au fond des laboratoires industriels — zéro accès — des magouilles de banquier là encore,
au nom de la sacro-sainte magie du pognon !
des découvertes exploratoires allaient leurs chemins.

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et puis , ce quelque chose passé par là et qui n ‘y était plus, nous regardait, nous regardait,
qu’est ce qui nous regarde là-bas, au fond de la cave dans le noir ?
la matipo prodigieuse, écrit, transcrit, régulière, vrombissante, long, long, long, 11 images par seconde, très très long le temps…
dans les soutes du cargo inventé de toutes pièces, un de Joseph Conrad assurément, sûrement quelque part vers un triangle des Bermudes.
vigilance, vérifier, régler a la mano, les bobines se déroulent -elles justement ? la navigation garde-t-elle le cap ?
ça tourne, dans le noir, sans les yeux, dans une immense obscurité où travaille la main du temps,
à la mine! au charbon!
aller le faire le film, le regard des mains allié à la main du temps
une sorte de Makhnovtchina du langage, joyeuse et avisée travaillait et travaillait encore

il y fallait un ingénierie d ‘enfer, donc, bric et broc d’une rigueur exemplaire, il y fallait de la pensée, de l’idée, de l’écoute, du parti-pris aussi, celui d’arpenter ces chemins là contre vents, marées et théoricismes diversement post-modernes,
s’ innervait un langage dont les ramures se frayaient un chemin depuis ce cœur battant de l’image,
semblait -il,
disparaissait, s’éloignait, reculait progressivement le destin d’imitation, l’angoisse du cadre, la réflexion obsessionnelle du montage, les structurants majeurs, netteté, propreté etc. s’effaçaient, pour laisser vie à ce qu’il advient d’une image, libérée du figuré figurable.

Travailler à sa vision, et non à sa visée
ouvrir le palimpseste en deçà des messageries du spectacle
accueillir les alchimies inconnues, la spirale des temps mêlés
Ces images en robe de temps, venues d’outre-mémoire, révèlent en leur trajectoire l’absolue présence du vivant où s’enracinent nos langages ; elles nous disent plus que ce que nous savons, désamorcent les actualités de service, repoussent les immédiatetés obligatoires, la prédestination actuelle de l’image aux clonages avidement consentis, déjouent les clôtures clinquantes des savoirs.

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l’image argentique travaillée en laboratoire d’artistes est nécessaire à l’art, à ce qui lui reste de vivant,
elle est une image désassujettie, vivace, qui participe du corps de l’histoire et de l’inscription de sa mémoire ,
de la pérennité de la pensée qui est en la matière, de l’incarnation du sens,
une image dont la simple existence est une résistance à l’entreprise totalitaire de réification de l’humain,
dire cela très fermement.

à Haghardzine, dans le nord de l’Arménie, dans la forêt,
est un kharkchar sculpté de main d’homme à la broderie infiniment délicate ,
blanche , grise et noire
à son côté un très vieil arbre
son écorce travaillée par les temps s’est fait broderie infiniment délicate,
blanche grise et noire
ils regardent la forêt.

Dilidjan, Arménie, le 22 novembre 2013.