Expansion et ouverture

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Expansion et ouverture (2000-2007)
par Frédérique Devaux

 A partir des années 2000, nombre de cinéastes de recherche fréquentent L’Abominable, un lieu alternatif situé à Asnières. Le cinéma expérimental a relativement le vent en poupe. La Cinémathèque Française a accordé une large rétrospective à ses auteurs, toutes formes et périodes confondues ; l’enseignement de plus en plus fréquent de ces esthétiques discordantes favorise l’émergence d’une nouvelle génération qui côtoie les « anciens » dans des programmations nombreuses, variées, et tout naturellement en amont à L’Abominable.

Sans faire une analyse approfondie de leurs motivations, on peut repérer quelques constantes expliquant en partie l’intérêt de ces  praticiens pour ce lieu alternatif de savoir-faire et de savoir transmettre, ouvert à tous, dont la formule « Do it yourself » résume au mieux la philosophie.


Do it yourself

L’industrie aux coûts de plus en plus élevés est parallèlement, de moins en moins apte à réaliser des tirages hors normes, à partir de pellicules « scratchées », ou de plusieurs couches de films, par exemple. On ne peut demander que rarement des gonflages super 8 en 16 mm et le traitement de ce format semi-professionnel y est minoritaire ; il est difficile voire impossible d’obtenir un étalonnage en résonance avec les souhaits du cinéaste. En bref les manipulations qui quelques temps avant, étaient certes plus complexes que le banal tirage, mais pour lesquelles il se trouvait toujours un technicien amical pour « veiller au grain », ont peu à peu disparu au profit du « tout profit ». L’industrie n’a plus de temps à accorder à des cinéastes réputés ne pas faire recette ni apporter aucun bénéfice aux laboratoires industriels survivants.

Les cinéastes de recherche réagissent à l’arrivée massive du tout numérique en s’appropriant les outils autant de filmage que de tirage. Ils restent sensibles à la matière film et au temps nécessaire à sa sculpture. Artisans de leur vie et de leurs œuvres, ils veulent s’approprier de bout en bout la chaine opératoire de leurs films, travailler sur des effets personnalisés, originaux, au-delà et en deçà de ceux pré-conçus des logiciels en vente partout. Ils ont besoin de tâtonner, chercher, réfléchir, revenir en arrière, manipuler, sentir, hésiter, entrer dans cette chair, l’approcher, l’écorcher, en découdre avec le grain, calculer le bon diaphragme, monter à même la tireuse, ralentir… Or l’ordinateur excluant la matérialité du support réagit à un calcul complexe caché, inexploitable par des artistes non informaticiens.

La recherche est devenue un ensemble sans caractère, dénué de la fameuse « aura » de Benjamin et la vidéo, omniprésente, enterre peu à peu la pellicule, dans un pays pourtant par nature résistant aux innovations. Le cinéma-pellicule disparu, on ne peut plus le rapprocher des beaux-arts ou plutôt d’un « art beau » auratique ou de quelconques prototypes filmiques, dont il est encore, à travers la recherche, un proche cousin ; L’Abominable préserve un savoir faire et un savoir transmettre à l’opposé du prêt-à-manier. L’uniformisation des outils des logiciels aboutit à des produits standards, aux images lisses et sans chaleur.

A cela s’ajoute la solitude éventuelle devant l’écran, alors que L’Abominable est un lieu d’échanges de compétences, de savoirs, d’idées, un endroit de patience et de tâtonnements. Toutes les pratiques et procédures du cinéma expérimental s’y retrouvent car l’espace est assez grand pour accueillir au même moment plusieurs artistes. Je dis bien artistes et non cinéastes, car une partie de l’enjeu semble contenue dans cette différence au long cours et compose une discordance très proche de celle ayant accompagné l’avènement de l’artiste plasticien et le déclin de la peinture rétinienne.

Chacun à L’Abominable découvre, crée et valorise son propre univers, son montage singulier, sa (r)évolution de style ou de matière en dehors de toute norme ou calcul préconçu, travaille sur le temps, celui de sa réalisation bien sûr ; mais également il forge, cisèle, éprouve la durée nécessaire à sa recherche et au corps à corps avec la pellicule. Celui-là, à la tireuse optique travaille image par image, cet autre, dans le labo humide se mue en accoucheur de vues analogiques, ce troisième nettoie un son via l’ordinateur, quand un(e) artiste venue de loin, au même moment, réalise la bande magnétique qui servira de base à la piste optique de son prochain film; cet autre enfin tire la première copie après un étalonnage minutieux. En 2003, L’Abo se dote d’une tireuse pour les copies 35 mm et permet de passer, dès 2005 de la vidéo au 16 mm (kinescopage), ce qui ouvre de nouveaux horizons à l’hybridation des média. La même année, il devient possible de développer en machine un film 16 ou 35 mm.

L’Abo a mis en place un système de collaboration humaine, de transmission qui permet à chaque nouveau venu d’être parrainé et soutenu par un ancien. Cette solidarité s’exerce aussi au niveau pécuniaire puisque chacun paye le prix exact de ce qu’il a utilisé (machine, pellicule, temps d’assistance) sans plus value pour L’Abominable qui a en réserve  chimie, pellicules différentes, scotch de montage…. Or, les cinéastes de recherche auxquelles les instances officielles de financement n’accordent guère d’attention, ont l’habitude d’auto-produire leurs œuvres. Ils sont donc intéressés par cette économie équitable. De surcroît le 16 mm est le format le plus utilisé par ces artistes, aux côtés du super 8 désormais difficile à projeter en raison de la disparition d’appareils adéquats, ce qui conduit de plus en plus souvent à un gonflage en 16 mm, aisément réalisable à l’Abominable.

Au labo humide chacun peut révéler sous sa main, l’image latente contenue dans la bande marron de super 8 mm — ô miracle de la chimie ! Seul le Kodachrome conserve jalousement ses secrets de développement et doit être envoyé chez le fournisseur. L’Abominable permet de réaliser son négatif 16 mm et au fil des acquisitions progressives de matériel, de tirer soi-même une première copie, avant le report son optique. On peut également monter son film sur table traditionnelle et en synchroniser le son… Rapidement dit, chacun est à lui-même son propre maître d’oeuvre ; il maîtrise la teneur de chaque photogramme, le souffle de chaque image, l’élan de chaque séquence.

Le manifeste

Le 16 novembre 2002, le Ciné 104 de Pantin invite l’Abominable, à présenter le manifeste Expérimental ? C’est pas mon « genre » signé par une trentaine de structures de production et de diffusion alternatives. L’idée de ce manifeste ayant germé à L’Abominable, il a été rédigé les semaines précédentes par des artistes et programmateurs proches de l’expérimental, dont plusieurs membres du L’Abo.

Autant dans le titre que dans le texte, nous avons accordé une place importante au terme « expérimental ». Les 24 occurrences de ce qualificatif reflètent le dynamisme de ce cinéma différent en général et sa place à l’Abominable en particulier.

Toutes les raisons « en creux »  que je viens d’évoquer rapidement, le contexte particulier de ce début de siècle où apparaissent de nouveaux « modes de filmer et de voir» — notamment la télé-réalité du loft — ont fait naître une réflexion et entrevoir des solutions et des propositions contenues dans cet écrit-harangue, pour faire évoluer les rapports des cinéastes de recherche avec les instances officielles.

Nous demandons notamment la reconnaissance de la production associative, le soutien aux ateliers de production et la révision des clauses pour accéder à des aides aux projets de recherche. En réponse à ce dernier point, le CNC fait assez rapidement une place à l’expérimental dans l’« aide à la production avant réalisation ». Le premier dépôt peut être fait directement par le réalisateur sans passer encore par une production, un collège de « connaisseurs » décide, sans le traditionnel scénario/découpage, à partir du visionnement éventuel d’oeuvres préalables, de la « qualité » et de la « viabilité » des projets de recherche qui lui sont soumis.

Plusieurs adhérents de L’Abominable, notamment via Les Productions Aléatoires, recevront une aide du CNC et auront ainsi une plus grande liberté pour mener à bien leur projet. L’Abo propose que ces artistes paient une participation aux frais plus élevée que les membres sans soutien, pour aider à la maintenance du lieu, et ce, pour la seule durée de la réalisation du projet financé.

Sur d’autres demandes comme la reconnaissance de la production associative, malgré des rendez-vous réguliers au CNC, ce sera « niet », même si à l’heure où j’écris, L’Abominable ou la Coopérative de diffusion Light Cone parviennent à (sur)vivre sans excès.

Questionnements et ouverture

A chaque réunion, nous nous posons la question des réponses à apporter aux sollicitations extérieures.

Il est évident que nul d’entre nous ne désire que l’Abominable devienne prestataire de services. C’est un espace d’expression et de création, où se croisent des flux d’énergies. Chacun se sent responsable du lieu et de ce qui s’y fait, tout en respectant les différentes approches artistiques qui s’y côtoient, sans souci du temps mis pour les mener à bien ou de la rentabilité de ses efforts.

Bien que soudés comme en font foi les CA autant que les assemblées et autres rendez-vous spontanés, les forces nous manquent pour proposer des séances des films de L’Abominable sur des écrans extérieurs, ce qui explique le peu de « cartes blanches » ou autres programmations en cette période pourtant très florissante en ouvertures de toutes sortes.

Les ateliers pour enfants vont leur train régulier et réservent parfois de belles surprises.

La demande pour tirer et développer des films à l’Abominable (l’admission est soumise à une journée d’initiation depuis la création de ce lieu alternatif) croît chaque mois. Entre 2002 et 2007 en sortiront entre 15 et 20 films par an, de durées variées (de quelques minutes à deux heures), de genres très divers, même si  prédominent alors les travaux de recherche. Sur cette période de cinq années, on dénombre une soixantaine de cinéastes déjà adhérents qui renouvellent leur cotisation, auxquels il faut ajouter une vingtaine de nouveaux membres par an, soit presque 200 cinéastes qui passent par le L’Abo, parfois brièvement, parfois de manière plus ancrée. En cette période sans vrais subsides, il n’y a pas de salarié permanent, et si le soutien du CNC permet de payer quelques piges, l’équipe est le plus souvent bénévole.

Des cinéastes proches de L’Abominable sont de plus en plus présents dans les festivals. Les copies « hand made » circulent un peu partout : en Hollande (Festival de Rotterdam…), en Suisse (Nyon, Vidéo Ex…), en Finlande (Avanto à Helsinki), Allemagne (Forum de la Berlinale), Canada (Media City dans l’Ontario), à l’Anthology Film Archives de New York, en France (Lyon, Paris, Avignon, Clermont-Ferrand, Bobigny …), parmi d’autres. Leurs auteurs y reçoivent des prix et les œuvres ainsi reconnues enrichissent les collections des coopératives, en premier lieu celles de Light Cone mais aussi celles du Collectif Jeune Cinéma, ce qui régénère et élargit les échanges entre ces lieux de diffusion et  L’Abominable.

Nous caressons l’idée d’un espace dans lequel nous pourrions réaliser des programmations alliant toutes les formes de créations filmiques. Le cinéma Le Barbizon fermé depuis 1978, squatté depuis 2002, est menacé d’expulsion. Nous soutenons les efforts de l’association Les amis de Tolbiac pour réhabiliter ce cinéma et travaillons à en faire une salle de dédiée à la projection d’œuvres difficilement visibles. En novembre et décembre 2003, nous y proposons des séances au titre éloquent L’Abominable soutient le Barbizon.

En 2005, L’Abominable collabore au 3ème Rencontres des Labos au Nova à Bruxelles après avoir répondu présent aux deux précédents rendez-vous  (Genève en 1997, Grenoble en 2000). Nous participons à plusieurs tables rondes ; il est question de mettre en réseau les expériences des labos qui fleurissent un peu partout dans le monde, surtout en Europe. Dans la foulée, nous participons en première ligne à l’élaboration du site filmlabs.org pour rendre visible le réseau.

Entre octobre 2006 et octobre 2007, nous fêtons les dix ans de l’Abominable au ciné 104 de Pantin, avec dix séances de films et un week-end d’installations et de performances à Anis Gras à Arcueil. Nous veillons à ce que tous les artistes passés par L’Abominable soient représentés.

Au fil de ces années, L’Abominable est devenu pour certains une référence en matière de fétichisme pour la pellicule, ce médium dépassé et voué aux gémonies du virtuel, et pour beaucoup d’autres, un incontournable lieu de persistance, d’efforts, de créations plus ou moins souterraines dans lequel chacun se sent libre de recouvrer une altérité, et de (se) réfléchir dans le miroir de l’argentique et de l’exploration artistique.


2013